Rivières intermittentes : sonnette d'alarme pour la biodiversité

Thibault Datry se consacre depuis deux décennies à l'étude des rivières intermittentes naturelles, des cours d'eau essentiels mais souvent ignorés. Directeur de recherche à INRAE, il a joué un rôle pionnier dans le développement de cette science en France et à l'international. Face aux défis du changement climatique, l’écohydrologue alerte sur la fragilité croissante de ces milieux, véritables refuges pour la biodiversité et indispensables à l’équilibre de nos écosystèmes.

Quelles sont les spécificités des rivières intermittentes ?

Thibault Datry : Les rivières intermittentes sont des cours d'eau qui connaissent des périodes sans écoulement ou totalement sans eau. Elles abritent des espèces adaptées à ces cycles en eau ou en assec, comme certaines larves et œufs, capables de survivre en dormance pendant les périodes sèches, avant de reprendre vie à l'arrivée de l'eau. D’autres espèces évoluent en formes adultes terrestres juste avant que la rivière ne s'assèche, se reproduisent en dehors de l'eau durant l'été et pondent à l'automne, lorsque l'eau revient dans les rivières.
Ces rivières contribuent à la chaîne alimentaire, car les invertébrés qu'elles abritent servent de nourriture aux poissons et soutiennent les chaînes trophiques, souvent jusqu’en aval. Par ailleurs, elles jouent un rôle clé dans le cycle du carbone, transportant et décomposant la matière organique terrestre le long des réseaux hydrographiques. Enfin, elles atténuent les crues, rechargent les nappes phréatiques et peuvent limiter l’expansion d’espèces invasives. Les cartes de référence montrent qu'une large proportion des rivières est naturellement intermittente : 60 % des ~7 500 000 km de rivières cartographiées par l'IGN (BD Topo), comme l'Albarine (01), les Gardons (30) ou la Drôme (26).

Comment la biodiversité évolue-t-elle dans ces milieux ?

Thibault Datry : En comparant des données issues des États-Unis, de Nouvelle-Zélande, d’Australie et d’Europe sur la biodiversité en contexte d'intermittence naturelle, l’évidence était là : le nombre d'espèces qui disparait avec l’accroissement de la durée d’assèchement était constant, quel que soit le territoire. Même en plaine amazonienne de Bolivie, j’ai découvert des espèces et des réponses quantitatives identiques à celles mesurées ailleurs. L'importance de l'intermittence et de processus évolutifs sous-jacents communs dans les cours d'eau était démontrée.

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Le dérèglement climatique amplifie les périodes d’assecs et les crues, ce qui affecte la biodiversité. Des rivières pérennes deviennent intermittentes. D’autres s’assèchent de moins en moins. Les transitions entre phases terrestres et aquatiques dans ces rivières sont particulièrement intéressantes. Elles peuvent générer des pics d’émission de CO2 sur quelques heures lorsque l'eau revient ou peuvent entraîner des contaminants accumulés dans leur lit vers l’aval, mettant en péril les masses d’eaux de surface et souterraines alors connectées. Enfin, ces transitions de phases peuvent être des moments d’interactions riches entre biodiversité terrestre et aquatique. On étudie actuellement ces processus et leurs impacts.

Quelle est l’originalité de votre approche ?

Thibault Datry : J’ai développé mes recherches de l'échelle locale à l'échelle mondiale grâce à de précieuses collaborations. 
Le projet DRYvER modélise l'impact du changement climatique sur les rivières intermittentes et les services qu'elles rendent. Grâce à la science participative, les citoyens peuvent signaler l'assèchement des cours d'eau via l'application DryRivers, contribuant à cartographier ces rivières en Europe et à améliorer les modèles écohydrologiques pour mieux les gérer.
Le réseau « 1 000 rivières intermittentes » rassemble 250 scientifiques de 28 pays. Actuellement nous comparons, à Lyon dans l'équipe EcoFlowS, 150 échantillons d'ADN environnemental d’eau et de sédiments asséchés prélevés dans des rivières pérennes et non pérennes dans ces pays.

Depuis 2021, Thibault Datry est codirecteur du programme national de recherche OneWater-Eau Bien Commun (PEPR), copiloté par INRAE, le BRGM et le CNRS. OneWater s'inscrit dans le cadre de France 2030 et dispose de 53 millions d'euros sur 10 ans pour fédérer une communauté de recherches interdisciplinaires et co-construire des solutions adaptées aux défis liés à l'eau, à travers des approches intégrées et multi-acteurs.

Qu’espérez-vous en termes d’impact ?

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Thibault Datry : Mon objectif est de sensibiliser les acteurs de l’eau et les citoyens à l'importance de la protection des eaux douces et en particulier des rivières intermittentes. Souvent perçues comme inutiles, utilisées comme décharges ou pour construire des retenues d’eau, voire même retirées de la législation car « atypiques » ou vues comme « non cours d’eau », elles nécessitent des outils de gestion adaptés, et surtout un changement de considération.
J’ai formulé des recommandations utilisées dans les plans nationaux de gestion de l'eau. Un manuel est destiné plus particulièrement aux gestionnaires de l'eau (projet SMIRES). En tant qu'expert français au sein d'ECOSTAT, je sensibilise les États membres de l'UE sur la connectivité, même temporaire, des rivières permanentes et intermittentes. Une subvention de Make Our Planet Great Again en 2020 m’a permis de superviser la création d'un nouveau cadre d'évaluation de l’état écologique de ces rivières.
90 % de mes publications de données et publications sont en libre accès, de même que la base de données sur la biodiversité des rivières intermittentes (IRBAS).

Et demain ?

Thibault Datry : La directive-cadre sur l'eau impose d'évaluer l'état écologique des masses d'eau, ce qui soulève le défi de définir des indicateurs spécifiques aux rivières intermittentes pour aider les gestionnaires à préserver et restaurer la biodiversité globale des eaux douces. De nouveaux outils comme les images satellites et l'ADN environnemental permettent d'améliorer notre compréhension des réponses écohydrologiques de ces milieux. Il est également urgent de travailler avec la société (citoyens, gestionnaires, politiques) pour changer les perceptions. Enfin, comprendre ce qui se joue dans les modifications de l’intermittence en réponse au changement global me tient particulièrement à cœur.

De la montagne à la recherche : une vie d'équilibre et de découvertes
En tant que chercheur, je vis comme je travaille : en harmonie avec la nature et la musique. Mon quotidien se partage entre mes recherches, ma famille et la vie sur une petite ferme de montagne : soin des animaux et des ruches, coupe de bois… J’ai adopté un mode vie en autonomie générant un budget carbone très bas. Très épanouissant, parfois rude, il enrichit ma compréhension des écosystèmes et du changement climatique. L'accordéon m'accompagne également, avec de la musique des Balkans et des concerts réguliers.

Le portrait de Thibault Datry
L’excellence des travaux de Thibault Datry lui a valu le Laurier INRAE Défi scientifique 2024.
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